« Ici, je dois évoquer deux fils d’Apollon, le barde et le sonneur1L’auteur du présent article prend le parti d’utiliser l’appellation bretonne « sonneur » pour traduire le terme « piper ». Ces deux termes définissant une catégorie de musicien précise : le joueur de cornemuse (et de bombarde en Bretagne). »

Edmond Burt, Burt’s letters, lettre XX, 1754.

C’est ainsi que le capitaine britannique Edmond Burt, stationné en Ecosse en 1720, décrit à ses amis londoniens, le joueur de cornemuse.

Si aujourd’hui le sonneur écossais est reconnu internationalement, c’est parce que l’armée britannique a su utiliser cet atout qu’est la cornemuse écossaise utilisée historiquement dans un contexte martial2G. ROUESNEL, La cornemuse : un instrument gaëlique ?, Saor Alba, 2018.. Mais qu’en est-il au XVIIIème siècle ? En quoi le sonneur joue-t-il un rôle essentiel dans les clans écossais de cette époque ?

Basées sur une tradition orale, les sources sont maigres. Cependant, nous tenterons d’apporter une réponse claire en présentant dans un premier temps le rôle du sonneur au sein des clans. Dans un second temps, nous aborderons le symbole de cet officier des clans, la cornemuse.

Enfin, nous conclurons sur l’évolution du sonneur de clan et son rôle au XXIème siècle.

LE SONNEUR AU SEIN DU CLAN : LA REVOLUTION JACOBITE DE 1745-46

A. LE RÔLE DU SONNEUR

Un certain nombre d’entre vous ont regardé la série Outlander, racontant l’histoire d’amour entre un Jacobite et une infirmière (on ne va pas vous « spoiler » bande de coquins !). Entre deux scènes romantiques des deux premières saisons, vous avez pu apercevoir un sonneur (pour une fois que ce qui est entendu correspond à ce qui est joué par la cornemuse visible à l’écran, on ne va pas s’en priver !). Le rôle historique donné par la série à ce musicien est plutôt fidèle dans la mesure où il joue pour le chef et lors des grands évènements. Mais il est bien plus que cela…

« Lorsqu’un chef part en voyage ou en visite officielle à un égal, il est censé être suivi par tous, ou la plupart des officiers suivants : […]

Le joueur de cornemuse : dont j’aurai dû mentionner le nom plus tôt du fait sa qualité de gentleman. »3Edmond Burt, Burt’s letters, lettre XX, 1754

Au sein des clans écossais du XVIIIème siècle, le sonneur est un membre de la gentry4Noblesse non titrée. Cette charge n’est pas seulement honorifique, elle astreint à certaines responsabilités :

  • Accompagner le chef de clan quand il part en voyage ou quand il visite l’un de ses pairs ;
  • Jouer pour le chef et ses convives dans les réceptions qu’il donne, ou bien lors des grands évènements rythmant la vie de la communauté (baptême, mariage, enterrement, rassemblement clanique, etc.) ;
  • Sonner le réveil et d’autres moments de la journée du chef ;
  • Le suivre au combat, au côté de sa bannière, (pour transmettre les ordres grâce à son instrument ?).

Si sa présence est synonyme de richesse pour le chef du clan ou un chieftain5Chef d’une branche cadette, ce poste accorde aussi des droits au sonneur. Il est vêtu, nourri, logé et armé par le chef et il est parfois suivi d’un gilly6Serviteur.

Ainsi, Edmond Burt nous rapporte les faits suivants :

J’ai eu l’occasion d’évoquer le joueur de cornemuse, mais pas en tant qu’officier de maison.

Le matin, alors que le chef s’habille, il marche d’arrière et en avant, près de la fenêtre, sans volets, jouant sur sa cornemuse, avec une attitude très digne et une foulée majestueuse.

C’est un proverbe en Ecosse, à savoir. « Le pas majestueux du joueur de cornemuse ». Si besoin, il joue aux repas, et en soirée, pour divertir les convives avec sa musique […].

Son serviteur tient la cornemuse jusqu’à ce qu’il commence à jouer; et au moment où il en a fini avec l’instrument, le musicien le jette avec dédain sur le sol, comme s’il n’était que le moyen passif de transmettre son talent à l’oreille, et non pas un poids approprié à porter […]. Mais pour une raison contraire, son serviteur se précipite pour la ramasser – c’est-à-dire que la cornemuse ne peut pas souffrir l’indignité de ses négligences. […]7Edmond Burt, Burt’s letters, lettre XX, 1754

Burt relate également que les sonneurs qu’il rencontre ont un statut privilégié dans la société clanique et qu’ils ne se privent pas d’en faire démonstration. Il mentionne le fait que le sonneur joue avec « une attitude très digne et une foulée majestueuse ». Dans sa vingtième lettre, il nous livre une anecdote croustillante :

Il y a quelques temps, à Stirling, le capitaine d’une des compagnies des Highlands m’a diverti avec le compte rendu d’un différend qui s’était produit dans son corps. Cet officier, comme tant d’autres, avait reçu l’ordre de faire accompagner d’un tambour, instrument plus militaire, la cornemuse. Cette dernière devait être conservée car les Highlanders marchaient difficilement sans elle. La dispute entre le batteur et le joueur de cornemuse a éclaté au sujet de l’honneur de leur poste respectif, la situation devenant extrêmement tendue. Le capitaine ayant été avisé, il a appelé les deux musiciens à lui, et, finalement, a tranché la question en faveur du tambour. Sur quoi le joueur de cornemuse a protesté très fortement : « Comme vous voudrez, monsieur, dit-il, un coquin qui frappe sur une peau de mouton, prendra-t-il le pied sur moi, qui suis musicien ? » 

 

La présence d’un sonneur sur cette peinture, qui plus est au premier rang, témoigne de son importance.

Le statut social du sonneur de cornemuse, la préséance attribuée à un membre de la bonne société clanique font donc de lui un notable à part entière.

B. L’EQUIPEMENT DU SONNEUR

Cette iconographie représente William CUMMING, sonneur personnel du Lair de Grant, il est vêtu de l’habit traditionnel des Highlanders8N. MAGNON, La highland dress au temps des jacobites, Saor Alba, 2016 (souliers ou brogues, hoses, grand ou petit plaid). Il est également équipé d’un dirk (dague traditionnelle écossaise), d’une claymore (épée à une main et à panier) et d’une targe (au-dessus de l’épaule gauche sur l’illustration).

La cornemuse, quant à elle, ne semble pas avoir de housse (hypothèse à vérifier). Les bourdons sont maintenus par des cordons. La bannière aux armoiries du chef de clan y est accrochée. Il est à noter, qu’à contrario de nos cornemuses écossaises contemporaines, les bourdons ténors (les deux petits) sont insérés dans une unique souche fixée à la poche.

Au XVIIIème siècle, cet équipement est onéreux (vêtements, instrument, armement complet). Un sonneur ne peut se le payer. Cela démontre que seuls les chefs de clan peuvent s’allouer les services de ce musicien.

Nous constatons donc l’importance que revêt le sonneur au sein de la gentry du clan, pour le chef et la vie de la communauté.

Son office est représenté par cet instrument emblématique. Nous allons à présent, nous concentrer sur symbole qu’est la grande cornemuse écossaise.

LA CORNEMUSE ECOSSAISE, SYMBOLE D’UN OFFICE

A. LE CEOL MOR, GRANDE MUSIQUE DE CORNEMUSE

« Permettez-moi de vous jouer des airs sans mesure, ni fin,
Airs qui sont nés pour mourir sans héraut,
Comme un vol de cigognes monte d’un marais, en cercles,
Et se pose à l’endroit d’où il est sorti.9Hugh MacDiarmid, Selected Poems, Londres : Penguin, 1992, p. 230 »

La musique traditionnelle de la cornemuse écossaise est caractérisée par deux catégories :

  • Le Ceòl beag, ou petite musique, composée de marches et de danses (jigs, hornpipes, reels, strathspey, etc.) qui s’est développée essentiellement à partir du XIXème siècle et qui demeure très populaire encore aujourd’hui.
  • Le Ceòl mόr10Blaise Douglas. La mise en cause du mythe des MacCrimmon par Alistair Campsie: rébellion ou révolution ?. Révolution(s), SAES 2018, Juin 2018, Nanterre, France. hal-02350402., ou grand musique. C’est ce qui nous intéressera dans la présente partie.

Aujourd’hui, cette musique est connue sous le nom de pibroch, anglicisation du terme gaëlique piobaireachd, lui-même impropre puisqu’il définit l’action de jouer de la cornemuse.

De prime abord, le Ceòl mόr est difficile à appréhender pour le néophyte qui le considère bien souvent comme ennuyant, mais également pour un certain nombre de sonneurs actuels11Jouer une pièce de Ceol Mor nécessite une grande technique de jeu et une maîtrise optimale de l’instrument (souffle, pression exercée, etc.)..

Cette catégorie de morceaux est considérée comme la musique classique de la cornemuse écossaise du fait de sa haute technicité et de sa complexité. Elle repose sur un thème principal (urlar) joué lentement suivi de cinq à six variations de difficulté et de rythme croissants, la structure en étant extrêmement codifiée. Une pièce peut durer de dix minutes, pour les plus simples, à une demi-heure. Ce répertoire demeure, encore aujourd’hui, exigeant et compliqué à interpréter.

Historiquement, elle était apprise de manière orale par un système d’onomatopées chantées -correspondant aux notes et mouvements techniques de l’instrument- nommé canntaireachd.

Traditionnellement, cette musique savante est jouée par un soliste, ce qui permet à la cornemuse d’exprimer ses harmonies. Dans les clans des Highlands, elle revêtait un caractère cérémoniel en étant jouée par le sonneur pour les grandes occasions telles que les rassemblements, commémorations, saluts et lamentations.

Ci-dessous, vous trouverez un pibroch commémorant le massacre de Glencoe, joué par Gordon Duncan.

Les pièces les plus anciennes datent vraisemblablement de la fin du XVème ou du début du XVIème siècle. Elles présentent une forme clairement codifiée qui a peu évolué jusqu’à notre époque.

Musique puissante et hypnotique, il se murmure, sur l’île de Skye et dans le monde des sonneurs de cornemuse, qu’une illustre famille aurait codifié le Ceòl mόr, les MacCrimmon.

B. A L’ECOLE DES MAC CRIMMON

Cette famille demeure encore aujourd’hui un mystère, tant elle est auréolée de légendes, héritières de la tradition orale gaëlique. Cette lignée serait liée au développement et à la codification du pibroch.

Donald Mor MacCrimmon naît en 1570 sur l’île de Skye. Il aurait été vraisemblablement le troisième sonneur héréditaire des MacLeod de Dunvegan. Il est le premier musicien sur lesquels des certitudes pèsent.

Cette famille réputée aurait fondé une école, à Boreraig, où les chefs de clan écossais envoyaient leur joueur se perfectionner.

Donald Ban fut tué au cours de la fameuse « déroute de Moy » (18 février 1746), lors de laquelle 1500 soldats britanniques conduits par Lord Loudoun furent repoussés par un petit parti de membres du clan MacKintosh, suite à la mort de leur sonneur.1BAULINET J., 17 février 1746 : la déroute de Moy, Saor Alba, 2017.

Ces preuves, sources écrites et postérités, nous amènent à penser que le sonneur de cornemuse, dans l’univers des clans écossais du XVIIIème siècle, est un personnage prestigieux. Membre de la gentry, il est tour à tour artiste, compagnon d’arme et héraut du chef de clan. Ces valeurs se sont transmises et se transmettent encore dans les clans actuels. Après tout, que serait un clan sans sonneur ?

Faute de sources fiables, nous ne nous permettrons pas de nous concentrer sur la généalogie de cette famille. Néanmoins, arrêtons-nous sur le cas de Donald Ban MacCrimmon, sonneur durant la révolte jacobite de 1745-46.

Au cours du soulèvement, le chef du clan MacLeod soutenait le parti hanovrien. En tant que joueur de cornemuse, Donald Ban MacCrimmon prit un part active dans le conflit. Il fut capturé le 23 décembre 1745, suite à la défaite hanovrienne à la seconde bataille d’Inverurie. Au cours de sa captivité, les sonneurs de l’armée jacobite se mirent en grève, refusant de jouer alors que le « roi des pipers » était retenu captif.2MacLeod Piping Stories and Traditions and some of PM Donald MacLeod’s Bagpipe Music by Scott MacLeod June 2011.

Pour les curieux et passionnés, nous ne saurions que vous conseiller de visionner le documentaire « L’or des Mac Crimmon » durant lequel vous suivrez Patrick Molard, grand sonneur breton, sur les traces de cette illustre famille. Nous vous en offrons un avant-goût :